mardi 30 décembre 2014

Angoisse de soldats



Angoisse de soldats


   La nouvelle année approche. Quel avenir immédiat pour nos soldats engagés sur le front de la Meuse ? Ceux qui sont en première ligne ? Les autres ? Le manque d’information, la discrétion, la discipline  font croître l’angoisse de l’inconnu dans une atmosphère glaciale et morbide. Genevoix rend compte de cette ambiance dans son livre La Boue, au moment de la transition entre1914 et 1915.


 Image floue, d’après Christian Boltanski 



Il fait si froid qu’on ne pense à rien. Une aube incolore sourd de tout le ciel. On avance, engourdi, sans rien voir que la route pâle, et vaguement parfois, debout en avant du taillis, un grand hêtre isolé qui ressemble à un arbre de pierre.

            Quand nous arrivons à la cabane du cantonnier, nous nous apercevons qu’il fait jour. Et aussitôt, au creux de nos poitrines, une sensation bizarre point et grandit, une sorte de chaleur pesante qui ne rayonne pas, qui reste là comme un caillou.

« Ligne de compagnie, face à gauche… ».

On s’arrête bordant le fossé.

« Sacs à terre… »

Le capitaine Rive* nous appelle. Ses moufles pendues au cou par un cordon, il y plonge les deux mains à hauteur de son estomac. Et ces mains empaquetées et pendantes lui donnent une allure blessée, une allure infirme qui fait mal à voir.

« Quelques mots à vos hommes, n’est-ce pas ? Les classe 14 surtout… N’oubliez pas que nous sommes réserve de réserve… Insistez sur l’importance de notre préparation d’artillerie…Tout le monde couché si l’artillerie boche riposte. »

            Quelques mots à mes hommes ? Sans doute. Mais les mots que je voudrais leur dire, je ne pourrai pas les leur dire. Le 67 attaque : ils le savent… Pourquoi le 67 attaque-t-il ? Qu’est-ce qu’il attaque ? Dans quelle direction, vers quel but, avec quels espoirs ?… C’est cela que je voudrais leur dire. Et cela, je ne le sais pas, puisque personne ne me l’a dit, à moi.

            Le capitaine Rive, le commandant Sénéchal** le savent-ils ? Si je les interrogeais, ils me répondraient, bons soldats, que nous sommes « à la disposition », que nous n’avons pas besoin d’en savoir davantage.

            On a regardé de loin ce mur, et l’on voudrait savoir ce qu’il y a derrière : on va prendre cette pioche, et taper. Si les pierres sont trop dures, si le fer de la pioche s’émousse et se brise, on prendra la pioche « de réserve » et l’on continuera à taper.

Un coup de canon ; deux autres…Brusquement, une voûte sonore tombe du ciel, jette par-dessus nous des liens sifflants et rapides, qui se croisent, se joignent et se mêlent, tandis que derrière nous, sur nos flancs, devant nous, les coups de départs et les éclatements martèlent la terre, s’y plantent comme des pieux, achèvent de fermer durement le vacarme qui nous emprisonne, et désormais - pour quel temps ? - nous sépare du monde des vivants.

* Alexandre BORD
** Joseph MARCHAL
Maurice GENEVOIX, Ceux de 14, éd. 2013 pp 604-605

mercredi 17 décembre 2014

Sur les routes de la guerre

En Meuse

Les spectacles horribles qui se déroulent sous les yeux des jeunes gens au fil de leurs marches,  ont fait l’objet de récits saisissants. On les imagine inexpérimentés au début de la guerre.

Ainsi, Maurice Genevoix évoque un moment de retraite aux alentours de Verdun en septembre 1914 :

  Nous marchons sur une route poudreuse, la gorge sèche, les pieds douloureux. Nous traversons Malancourt, déjà vu, puis Avaucourt, et pénétrons dans la forêt de Hesse. Des chevaux crevés au bord des fossés, grands yeux vitreux et pattes raides. Un cheval blanc qui agonise soulève lentement la tête et nous regarde passer. Un sergent le tue net, à bout portant, d’un balle en plein front : la bête retombe, pesante et les flancs tressaillent d’un dernier soubresaut.

 La chaleur croît toujours ; les traînards jalonnent la route, affalés sur l’herbe, dans la bande d’ombre qui court le long des bois. Il y en a qui se coulent hors des rangs, s’asseyent avec flegme, extirpent de leur musette un morceau de boule et un bifteck racorni, puis se mettent à manger placidement.

  Parois, Brabant. Grand-halte près du village, au fond d’une cuvette où l’on transpire comme dans une étuve. Je n’ai plus de salive, j’ai la fièvre. Lorsque nous arrivons à Brocourt des lueurs dansent devant mes yeux, mes oreilles bourdonnent. Je me laisse dégringoler sur un tas de gerbes, les membres rompus, le crâne vide. Je me décide à consulter.


  L’aide-major Le Labrousse, un grand gaillard à poils noirs, mâchoire saillante et volontaire, larges yeux qui révèlent  une pensée toujours en éveil, examine les malades sous le porche de l’église. Il distribue des poudres blanches, des comprimés, des pilules d’opium, badigeonne de teinture d’iode des poitrines nues, incise avec un bistouri des ampoules engorgées de sang ou de pus. Deux hommes amènent un être chétif, qui se tortille entre leurs bras, bave par les coins de la bouche et pousse des cris sauvages : un épileptique en pleine crise.

            Quelques heures de sommeil  dans le foin me valent un réveil presque gai. Je suis provisoirement remonté.

Maurice Genevoix, Ceux de 14, éd 2013 pp.53-54


 En Flandres du sud

En octobre 1914 mon grand-père reçoit l’ordre de la Préfecture du Nord de quitter Croix (Nord) avec tous les hommes mobilisables de 18 à 48 ans pour échapper à une rafle prévisible. Il se lance donc  avec son père sur les routes du Nord suivant un itinéraire imposé : Lille, Haubourdin, Halemmes, Santes, Beaucamps, Fournes, Illies, Lorgies, Festubert, Béthune, Lillers, Aire-sur-la-Lys,Saint Omer, Gravelines, pour s’embarquer vers l’Angleterre. Après une étape à Lille, en quittant la Porte de Béthune, ils rencontrent un drôle de type avec une large ceinture rouge qui disaient que tous ceux qui partaient allaient se faire prendre.  L'individu parut suspect à tout le monde et fit redoubler le pas à tous ceux qui s’étaient attardés .  A l’arrivée à Haubourdin , on entend le canon et l’on apprend qu’on se bat à Santes. On ralentit l’allure. M. Garin, un ami rencontré en chemin, avait fait demi-tour : « Passe qui veut, dit-il, moi je suis allé jusqu’au milieu de la ligne de feu, j’en ai vu assez, je rentre à Roubaix ». Sur cet avis le petit groupe de fuyards qui s’était constitué délibère et décide de revenir à Lille et de se renseigner en préfecture. « Le gouvernement ne va tout de même pas nous envoyer dans la gueule du loup ! » .L’itinéraire a changé ; pour éviter les zones de combats, il faudra gagner Aire par Englos, Escobecques, Radinghem Le Maisnil , Fromelles, Laventie et Merville.  Dans sa perplexité le père Frysou fait parvenir un message à sa femme : « Partons destination inconnue ». - « Il ne pensait pas dire vrai »  commente son fils. Les voici donc de retour à Haubourdin , mon grand-père raconte, sur le mode picaresque :

 
 Sur la place nous voyons arriver un détachement de chasseurs avec un capitaine revolver au poing – ceci aurait dû nous ouvrir les yeux sur la proximité de l’ennemi. Père seul avait cette intuition – Moi, voyant les uniformes, je pris confiance en me disant :« Nous serons escortés par l’armée ». Nous passons à Hallennes et voyons encore quelques chasseurs près de l’église. A Englos nous rencontrons Meyer père et fils, Casimitr Maes, et nous nous dispersons à Escobecques pour faire passer les 7° & 8° territorial. Nous continuons un peu et nous voyons défiler une batterie du 15° & 41°, puis un détachement avec deux prisonniers rappelant Don Quichotte et Sancho Pança par leurs tailles. Nous étions dans les terres labourées afin de laisser le chemin libre. Je n’avais jamais tant vu de soldats. J’étais très confiant à l’opposé de Père – d’ailleurs il examinait surtout la double capture puisque c’étaient les deux premiers prisonniers qu’il voyait. A Erquinghem-le-Sec nous rencontrons le convoi qui faisait la halte. Naturellement nous demandons comme aux autres détachements si la route est libre. Ils nous disent que oui et nous leur donnons journaux et tabac. Un peu plus loin nous croisons des gourmiers, spectacle très intéressant, puis nous passons un passage à niveau. Nous prenons un groseille (car il n’y avait pas de bière) à la bifurcation de Radinghem & Bois Grenier.

  Nous étions à peine en route de vingt minutes que j’aperçois Dubourg juché sur un talus. J’allais l’interpeller quand au même moment nous entendîmes plusieurs coups de fusil très sourds, auxquels répondit la fusillade claire des Français. Je regardai alors dans la direction qu’explorait André, je vis une quantité de cavaliers en file indienne à 1 ou 2 milles de nous, mais impossible de distinguer leur nationalité. Tout-à -coup  deux boulets éclatèrent et aussitôt les mitrailleuses françaises répondirent. C’était le convoi qui était attaqué. Comme cette musique nous était tout à fait inconnue nous attrapâmes la chair de poule et chacun s’esquiva de son côté. C’est à ce moment que je vis Caucheteux et Gustave Lebrun. Le moulin à café s’étant tu un moment, la colonne se reforma mais à peine était-elle en marche qu’une fusillade éclata et nous entendîmes les balles siffler au-dessus de nos têtes. Nouvel arrêt.  Puis une clameur : «  Les v’là ! ». Ce fut alors une débandade générale, un véritable sauve-qui-peut. Un instant séparés par la soudaineté de l’attaque, je perdis père de vue et c’est Lebrun qui me le l’indiqua fuyant vers l’église. Peine inutile. A peine l’avais-je rejoint et fait quelques centaines de mètres avec lui que les dragons et uhlans étaient sur nos trousses, tirant et vociférant « Hauss » d’après ce que nous avons pu comprendre. Nous étions dans un champ de betteraves, père buta et tomba. Juste à ce moment le premier cavalier nous dépassa, j’eus juste le temps le lever les mains, père également sitôt relevé. Grâce à notre combinaison d’attacher nos pardessus sur notre sac nous n’avons rien dû abandonner pour lever les mains.


Nous nous dirigeâmes alors vers une pâture non clôturée où après avoir dû sauter un ruisseau nous nous trouvâmes au milieu du cercle qu’ils faisaient autour ne nous. Ils nous y rassemblèrent par quatre. Nous pûmes alors baisser les bras, ils donnèrent même les pardessus et valises qui étaient à proximité. Il était 10 heures. Pendant le rassemblement j’eus le temps de donner de l’alcool de menthe sur un sucre à Père et à Michel.

Quand je me suis vu pris je me suis dit : «  Merde, cha y est ! », et dès lors je me suis attendu à tout.




Quand le rassemblement fut terminé, ils nous conduisirent à travers  les champs de betteraves par le Maisnil pour arriver à Fournes où nous prîmes la grand’route. C’était pitoyable de voir la panique de tous. On aurait facilement suivi notre colonne en pleine nuit tant le sol était jonché de brevets militaires, passeports, portefeuilles, revolvers, couteaux, argent même. A le Maisnil j’ai vu un homme étendu et maintenu par une pique de cavalier, puis une dame en deuil implorer près d’un officier (c’était peut-être madame Liemans ?). Entre Radinghem et Le Maisnil nous fûmes un instant placés dans une drève entre deux haies. Les gourmiers faisaient une contre-attaque et nos sentinelles avaient reçu l’ordre de nous fusiller au moindre geste, au moindre cri. A Fournes on vit un groupe d’officiers dégustant nombre de bouteilles de champagne. Jusque-là nous ne fûmes pas très nombreux et nous dûmes suivre le pas des chevaux (sinon un coup de lance) à travers les terres retournées , jusqu’au poste des Hussards de la Mort avec leurs bonnets et leur fanion enroulé.

Nous fîmes une pause d’un quart d’heure afin de permettre à un groupe venant d’Aubers et Fromelles de nous dépasser, tandis qu’un autre groupe de retardataires se joignait à nous par derrière. Toujours escortés par des cavaliers nous continuâmes notre chemin. C’est alors que nous vîmes les troupes, les canons, les munitions, les convois allemands et que nous  nous rendîmes compte de la situation du Nord. Alors commencèrent les imprécations contre le Préfet, l’état-major etc.

Ceux qui nous accompagnaient, à part quelques enragés, étaient en général très courtois pourvu que l’on marchât. Tout autrement étaient les troupes que nous rencontrions : insultes, bousculades, gestes de mise à mort, nous furent lancés à profusion. Tous d’ailleurs venaient de l’Est. Nous commençâmes alors le défilé tragique – maisons incendiées, pillées, bêtes dépecées où il ne manquait qu’un quartier de quelques kilos et qu’on laissait pourrir, tombes avec casques et képis sur les croix.

Avant d’arriver à Don Sainghin nous vîmes une trentaine de chevaux tués et baignant dans leur sang. (Ils sont alors très gonflés).  A Don le moulin était brûlé et deux soldats faisaient cuire une omelette sur les cendres. Dans la ville-même les maisons de la grand’route non habitées étaient ravagées, le mobilier et le linge jetés dans la rue, le clocher à demi démoli par les obus, nombre de maisons effondrées et les autres portant quantité d’inscriptions. Nous fîmes halte vers une heure. Un paysan ayant donné des pommes à Michel nous partageâmes à quatre, car Bernard de la Place Saint Pierre est avec nous depuis la capture. Il a perdu de vue son neveu Caucheteux et Dubourg.

Je mangeai ma pomme quand je sentis qu’on m’emmenait. C’était un fantassin saoul qui me traînait vers le trottoir. Je me laissai faire machinalement car je n’en menais pas large. Il me remit un seau avec des œufs. J’en donnai trois à père de suite et deux pour moi. Et je distribuai le reste le mieux que je pus. Malheureusement je fus entouré, pressé et plus de vingt œufs furent écrasés dans le seau. N’ayant pas su gober les miens je donnai un œuf et demi aux plus affamés. Puis nous eûmes de l’eau et la permission d’uriner dans une ruelle.

Nous continuâmes sur Annoeulin et enfin Carvin. Tout le long de la route nous avions pu remarquer la discipline de l’ennemi, son équipement et  son organisation magnifique et aussi son service de reconnaissance : chose que le convoi français aurait dû faire plus scrupuleusement puisqu’il a passé à 500 m des batteries allemandes. A la porte de Carvin nous avons attendu une heure et quart dans un fossé afin de laisser passer un convoi, et quel convoi ! Puis vers 6 heures on en parqua une partie à l’église ; quant au reste où nous étions, il fut conduit à la salle des fêtes de la place, dite Cinéma, puis au hangar, enfin nous hébergeâmes à l’écurie en compagnie de la bande Dechaumère. Dans cette écurie il y avait de vieilles bouteilles cassées, des briques, des morceaux de bois, du vieux fumier. On jeta quelques bottes de paille fraîche et nous dûmes coucher là au moins à quinze dans une place de 10 mètres carrés. Mais auparavant quelques soldats avec un officier vinrent faire une ronde pour nous défendre de fumer et ramasser tous les couteaux. Père donna son gros et moi aussi. Mais il nous laissèrent nos canifs et ciseaux.

Nous reposâmes tant bien que mal, mon froc servant de couverture pour le cas où nous serions couchés sur de la mélasse. La nuit, il fit un froid de loup. Les sentinelles commencèrent alors à parler avec ceux qui allaient en griller une dehors, puis nous donnèrent de l’alcool à qui mieux mieux et par chopes. Nous fûmes sciés tout le temps par l’excentrique avec ses « n’et’ pas soldate », puis par un malheureux qui s’était saoulé et qui voulait à tout prix se rebeller.

Alphonse Frysou, Journal de captivité, 10 octobre 1914. (inédit)