Sur les routes de la guerre
En Meuse
Les spectacles horribles qui se déroulent sous les yeux
des jeunes gens au fil de leurs marches,
ont fait l’objet de récits saisissants. On les imagine inexpérimentés au
début de la guerre.
Ainsi, Maurice Genevoix évoque un moment de retraite aux
alentours de Verdun en septembre 1914 :
Nous marchons sur une route poudreuse, la gorge sèche, les pieds
douloureux. Nous traversons Malancourt, déjà vu, puis Avaucourt, et pénétrons
dans la forêt de Hesse. Des chevaux crevés au bord des fossés, grands yeux
vitreux et pattes raides. Un cheval blanc qui agonise soulève lentement la tête
et nous regarde passer. Un sergent le tue net, à bout portant, d’un balle en
plein front : la bête retombe, pesante et les flancs tressaillent d’un dernier
soubresaut.
La chaleur croît toujours ; les traînards jalonnent la route,
affalés sur l’herbe, dans la bande d’ombre qui court le long des bois. Il y en
a qui se coulent hors des rangs, s’asseyent avec flegme, extirpent de leur
musette un morceau de boule et un bifteck racorni, puis se mettent à manger
placidement.
Parois, Brabant. Grand-halte près du village, au fond d’une cuvette où
l’on transpire comme dans une étuve. Je n’ai plus de salive, j’ai la fièvre.
Lorsque nous arrivons à Brocourt des lueurs dansent devant mes yeux, mes
oreilles bourdonnent. Je me laisse dégringoler sur un tas de gerbes, les
membres rompus, le crâne vide. Je me décide à consulter.
L’aide-major Le Labrousse, un grand gaillard à poils noirs, mâchoire
saillante et volontaire, larges yeux qui révèlent une pensée toujours en éveil, examine les malades sous le porche
de l’église. Il distribue des poudres blanches, des comprimés, des pilules
d’opium, badigeonne de teinture d’iode des poitrines nues, incise avec un bistouri
des ampoules engorgées de sang ou de pus. Deux hommes amènent un être chétif,
qui se tortille entre leurs bras, bave par les coins de la bouche et pousse des
cris sauvages : un épileptique en pleine crise.
Quelques
heures de sommeil dans le foin me valent
un réveil presque gai. Je suis provisoirement remonté.
Maurice Genevoix, Ceux
de 14, éd 2013
pp.53-54
En Flandres du sud
En octobre 1914 mon
grand-père reçoit l’ordre de la Préfecture du Nord de quitter Croix (Nord) avec
tous les hommes mobilisables de 18 à 48 ans pour échapper à une rafle
prévisible. Il se lance donc avec son
père sur les routes du Nord suivant un itinéraire imposé : Lille,
Haubourdin, Halemmes, Santes, Beaucamps, Fournes, Illies, Lorgies, Festubert,
Béthune, Lillers, Aire-sur-la-Lys,Saint Omer, Gravelines, pour s’embarquer vers
l’Angleterre. Après une étape à Lille, en quittant la Porte de Béthune, ils
rencontrent un drôle de type avec une large ceinture rouge qui disaient que
tous ceux qui partaient allaient se faire prendre. L'individu parut suspect à
tout le monde et fit redoubler le pas à tous ceux qui s’étaient
attardés . A l’arrivée à
Haubourdin , on entend le canon et l’on apprend qu’on se bat à Santes. On
ralentit l’allure. M. Garin, un ami rencontré en chemin, avait fait
demi-tour : « Passe qui veut, dit-il, moi je suis allé jusqu’au
milieu de la ligne de feu, j’en ai vu assez, je rentre à Roubaix ». Sur
cet avis le petit groupe de fuyards qui s’était constitué délibère et décide de
revenir à Lille et de se renseigner en préfecture. « Le gouvernement ne va
tout de même pas nous envoyer dans la gueule du
loup ! » .L’itinéraire a changé ; pour éviter les zones de
combats, il faudra gagner Aire par Englos, Escobecques, Radinghem Le Maisnil ,
Fromelles, Laventie et Merville. Dans
sa perplexité le père Frysou fait parvenir un message à sa femme :
« Partons destination inconnue ». - « Il ne pensait pas dire
vrai » commente son fils. Les voici donc de retour à Haubourdin ,
mon grand-père raconte, sur le mode picaresque :
Sur la place
nous voyons arriver un détachement de chasseurs avec un capitaine revolver au
poing – ceci aurait dû nous ouvrir les yeux sur la proximité de l’ennemi. Père
seul avait cette intuition – Moi, voyant les uniformes, je pris confiance en me
disant :« Nous serons escortés par l’armée ». Nous passons à
Hallennes et voyons encore quelques chasseurs près de l’église. A Englos nous
rencontrons Meyer père et fils, Casimitr Maes, et nous nous dispersons à Escobecques
pour faire passer les 7° & 8° territorial. Nous continuons un peu et nous
voyons défiler une batterie du 15° & 41°, puis un détachement avec deux
prisonniers rappelant Don Quichotte et Sancho Pança par leurs tailles. Nous
étions dans les terres labourées afin de laisser le chemin libre. Je n’avais
jamais tant vu de soldats. J’étais très confiant à l’opposé de Père –
d’ailleurs il examinait surtout la double capture puisque c’étaient les deux
premiers prisonniers qu’il voyait. A Erquinghem-le-Sec nous rencontrons le convoi qui
faisait la halte. Naturellement nous demandons comme aux autres détachements si
la route est libre. Ils nous disent que oui et nous leur donnons journaux et
tabac. Un peu plus loin nous croisons des gourmiers, spectacle très
intéressant, puis nous passons un passage à niveau. Nous prenons un groseille
(car il n’y avait pas de bière) à la bifurcation de Radinghem & Bois
Grenier.
Nous étions à peine en route de vingt minutes que
j’aperçois Dubourg juché sur un talus. J’allais l’interpeller quand au même
moment nous entendîmes plusieurs coups de fusil très sourds, auxquels répondit
la fusillade claire des Français. Je regardai alors dans la direction
qu’explorait André, je vis une quantité de cavaliers en file indienne à 1 ou 2
milles de nous, mais impossible de distinguer leur nationalité. Tout-à
-coup deux boulets éclatèrent et
aussitôt les mitrailleuses françaises répondirent. C’était le convoi qui était
attaqué. Comme cette musique nous était tout à fait inconnue nous attrapâmes la
chair de poule et chacun s’esquiva de son côté. C’est à ce moment que je vis
Caucheteux et Gustave Lebrun. Le moulin à café s’étant tu un moment, la colonne
se reforma mais à peine était-elle en marche qu’une fusillade éclata et nous
entendîmes les balles siffler au-dessus de nos têtes. Nouvel arrêt. Puis une clameur : « Les
v’là ! ». Ce fut alors une débandade générale, un véritable
sauve-qui-peut. Un instant séparés par la soudaineté de l’attaque, je perdis
père de vue et c’est Lebrun qui me le l’indiqua fuyant vers l’église. Peine
inutile. A peine l’avais-je rejoint et fait quelques centaines de mètres avec
lui que les dragons et uhlans étaient sur nos trousses, tirant et vociférant
« Hauss » d’après ce que nous avons pu comprendre. Nous étions dans
un champ de betteraves, père buta et tomba. Juste à ce moment le premier
cavalier nous dépassa, j’eus juste le temps le lever les mains, père également
sitôt relevé. Grâce à notre combinaison d’attacher nos pardessus sur notre sac
nous n’avons rien dû abandonner pour lever les mains.
Nous nous dirigeâmes alors vers une pâture non
clôturée où après avoir dû sauter un ruisseau nous nous trouvâmes au milieu du
cercle qu’ils faisaient autour ne nous. Ils nous y rassemblèrent par quatre.
Nous pûmes alors baisser les bras, ils donnèrent même les pardessus et valises
qui étaient à proximité. Il était 10 heures. Pendant le rassemblement j’eus le
temps de donner de l’alcool de menthe sur un sucre à Père et à Michel.
Quand je me suis vu pris je me suis dit :
« Merde, cha y est ! », et dès lors je me suis attendu à tout.
Quand le rassemblement fut terminé, ils nous
conduisirent à travers les champs de
betteraves par le Maisnil pour arriver à Fournes où nous prîmes la grand’route.
C’était pitoyable de voir la panique de tous. On aurait facilement suivi notre
colonne en pleine nuit tant le sol était jonché de brevets militaires,
passeports, portefeuilles, revolvers, couteaux, argent même. A le Maisnil j’ai
vu un homme étendu et maintenu par une pique de cavalier, puis une dame en
deuil implorer près d’un officier (c’était peut-être madame Liemans ?).
Entre Radinghem et Le Maisnil nous fûmes un instant placés dans une drève entre
deux haies. Les gourmiers faisaient une contre-attaque et nos sentinelles
avaient reçu l’ordre de nous fusiller au moindre geste, au moindre cri. A
Fournes on vit un groupe d’officiers dégustant nombre de bouteilles de
champagne. Jusque-là nous ne fûmes pas très nombreux et nous dûmes suivre le
pas des chevaux (sinon un coup de lance) à travers les terres retournées ,
jusqu’au poste des Hussards de la Mort avec leurs bonnets et leur fanion
enroulé.
Nous fîmes une pause d’un quart d’heure afin de
permettre à un groupe venant d’Aubers et Fromelles de nous dépasser, tandis qu’un
autre groupe de retardataires se joignait à nous par derrière. Toujours escortés
par des cavaliers nous continuâmes notre chemin. C’est alors que nous vîmes les
troupes, les canons, les munitions, les convois allemands et que nous nous rendîmes compte de la situation du
Nord. Alors commencèrent les imprécations contre le Préfet, l’état-major etc.
Ceux qui nous accompagnaient, à part quelques
enragés, étaient en général très courtois pourvu que l’on marchât. Tout
autrement étaient les troupes que nous rencontrions : insultes, bousculades,
gestes de mise à mort, nous furent lancés à profusion. Tous d’ailleurs venaient
de l’Est. Nous commençâmes alors le défilé tragique – maisons incendiées,
pillées, bêtes dépecées où il ne manquait qu’un quartier de quelques kilos et qu’on
laissait pourrir, tombes avec casques et képis sur les croix.
Avant d’arriver à Don Sainghin nous vîmes une
trentaine de chevaux tués et baignant dans leur sang. (Ils sont alors très
gonflés). A Don le moulin était brûlé
et deux soldats faisaient cuire une omelette sur les cendres. Dans la ville-même
les maisons de la grand’route non habitées étaient ravagées, le mobilier et le
linge jetés dans la rue, le clocher à demi démoli par les obus, nombre de maisons
effondrées et les autres portant quantité d’inscriptions. Nous fîmes halte vers
une heure. Un paysan ayant donné des pommes à Michel nous partageâmes à
quatre, car Bernard de la Place Saint Pierre est avec nous depuis la capture.
Il a perdu de vue son neveu Caucheteux et Dubourg.
Je mangeai ma pomme quand je sentis qu’on m’emmenait.
C’était un fantassin saoul qui me traînait vers le trottoir. Je me laissai
faire machinalement car je n’en menais pas large. Il me remit un seau avec des
œufs. J’en donnai trois à père de suite et deux pour moi. Et je distribuai le
reste le mieux que je pus. Malheureusement je fus entouré, pressé et plus de
vingt œufs furent écrasés dans le seau. N’ayant pas su gober les miens je
donnai un œuf et demi aux plus affamés. Puis nous eûmes de l’eau et la
permission d’uriner dans une ruelle.
Nous continuâmes sur Annoeulin et enfin Carvin. Tout
le long de la route nous avions pu remarquer la discipline de l’ennemi, son
équipement et son organisation
magnifique et aussi son service de reconnaissance : chose que le convoi
français aurait dû faire plus scrupuleusement puisqu’il a passé à 500 m des
batteries allemandes. A la porte de Carvin nous avons attendu une heure et
quart dans un fossé afin de laisser passer un convoi, et quel convoi !
Puis vers 6 heures on en parqua une partie à l’église ; quant au reste où
nous étions, il fut conduit à la salle des fêtes de la place, dite Cinéma, puis
au hangar, enfin nous hébergeâmes à l’écurie en compagnie de la bande
Dechaumère. Dans cette écurie il y avait de vieilles bouteilles cassées, des
briques, des morceaux de bois, du vieux fumier. On jeta quelques bottes de paille
fraîche et nous dûmes coucher là au moins à quinze dans une place de 10 mètres
carrés. Mais auparavant quelques soldats avec un officier vinrent faire une
ronde pour nous défendre de fumer et ramasser tous les couteaux. Père donna son
gros et moi aussi. Mais il nous laissèrent nos canifs et ciseaux.
Nous reposâmes tant bien que mal, mon froc servant de couverture pour le cas où nous serions couchés sur de la mélasse. La nuit, il fit un
froid de loup. Les sentinelles commencèrent alors à parler avec ceux qui
allaient en griller une dehors, puis nous donnèrent de l’alcool à qui mieux
mieux et par chopes. Nous fûmes sciés tout le temps par l’excentrique avec ses
« n’et’ pas soldate », puis par un malheureux qui s’était saoulé et
qui voulait à tout prix se rebeller.
Alphonse
Frysou, Journal de captivité, 10 octobre 1914. (inédit)
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