Angoisse de soldats
La nouvelle
année approche. Quel avenir immédiat pour nos soldats engagés sur le front de
la Meuse ? Ceux qui sont en première ligne ? Les autres ? Le
manque d’information, la discrétion, la discipline font croître l’angoisse de l’inconnu dans une atmosphère glaciale
et morbide. Genevoix rend compte de cette ambiance dans son livre La Boue,
au moment de la transition entre1914 et 1915.
Image floue, d’après Christian
Boltanski
Il fait si froid qu’on ne pense à rien. Une aube
incolore sourd de tout le ciel. On avance, engourdi, sans rien voir que la
route pâle, et vaguement parfois, debout en avant du taillis, un grand hêtre
isolé qui ressemble à un arbre de pierre.
Quand nous arrivons à la cabane du
cantonnier, nous nous apercevons qu’il fait jour. Et aussitôt, au creux de nos
poitrines, une sensation bizarre point et grandit, une sorte de chaleur pesante
qui ne rayonne pas, qui reste là comme un caillou.
« Ligne de compagnie, face à gauche… ».
On s’arrête bordant le fossé.
« Sacs à terre… »
Le capitaine Rive* nous appelle. Ses moufles pendues
au cou par un cordon, il y plonge les deux mains à hauteur de son estomac. Et
ces mains empaquetées et pendantes lui donnent une allure blessée, une allure
infirme qui fait mal à voir.
« Quelques mots à vos hommes, n’est-ce pas ?
Les classe 14 surtout… N’oubliez pas que nous sommes réserve de réserve…
Insistez sur l’importance de notre préparation d’artillerie…Tout le monde
couché si l’artillerie boche riposte. »
Quelques mots à mes hommes ?
Sans doute. Mais les mots que je voudrais leur dire, je ne pourrai pas les leur
dire. Le 67 attaque : ils le savent… Pourquoi le 67 attaque-t-il ?
Qu’est-ce qu’il attaque ? Dans quelle direction, vers quel but, avec quels
espoirs ?… C’est cela que je voudrais leur dire. Et cela, je ne le sais
pas, puisque personne ne me l’a dit, à moi.
Le capitaine Rive, le commandant
Sénéchal** le savent-ils ? Si je les interrogeais, ils me répondraient,
bons soldats, que nous sommes « à la disposition », que nous n’avons
pas besoin d’en savoir davantage.
On a regardé de loin ce mur, et l’on
voudrait savoir ce qu’il y a derrière : on va prendre cette pioche, et
taper. Si les pierres sont trop dures, si le fer de la pioche s’émousse et se
brise, on prendra la pioche « de réserve » et l’on continuera à taper.
Un coup de canon ; deux autres…Brusquement, une
voûte sonore tombe du ciel, jette par-dessus nous des liens sifflants et
rapides, qui se croisent, se joignent et se mêlent, tandis que derrière nous,
sur nos flancs, devant nous, les coups de départs et les éclatements martèlent
la terre, s’y plantent comme des pieux, achèvent de fermer durement le vacarme
qui nous emprisonne, et désormais - pour quel temps ? - nous sépare du
monde des vivants.
* Alexandre BORD
** Joseph MARCHAL
Maurice GENEVOIX,
Ceux de 14, éd. 2013 pp 604-605
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