lundi 28 juillet 2014

Le jardin de Léopoldine (nouvelle)

Jamais le jardin n'avait été aussi beau ! Tout était parfait. Les lignes de haricots étaient bien régulières, les épinards ouvraient de larges feuilles d'un vert tendre, les choux commençaient à s'arrondir. Les raisins de la treille étaient formés, le pêcher amènerait beaucoup de fruits en août.
On était en  1914. Léopoldine et Jean étaient mariés depuis cinq ans. Elle avait quitté Savignac pour venir vivre ici, dans son village à lui. Ils avaient de la chance : Jean gagnait bien sa vie comme artisan charpentier. A l'âge de trente ans, il possédait déjà sa propre maison dans le bourg, une petite bâtisse de trois pièces avec la cuisine au centre et une chambre de chaque côté.  Celle qui était située derrière la cheminée accueillait leurs deux belles petites filles. Jean partait tôt, travaillait dur sur les toits de la région et rentrait fourbu pour dîner. Le dimanche, il pêchait ou chassait suivant la saison.
Léopoldine vaquait aux soins du ménage : tout brillait chez elle. Tous s'accordaient pour dire que la femme du Jean tenait bien sa maison. Mais ce que Léopoldine aimait surtout, c'était son jardin. D'avril à novembre, il n'y avait pas un matin où elle ne s'y rendit avant même d'avaler son bol de café au lait. Elle cherchait ce qui avait poussé depuis la veille, arrachait deux ou trois timides mauvaises herbes, picorait quelques framboises, soupesait les grappes de groseilles et rentrait s'occuper des petites. L'après-midi était réservée aux gros travaux : cueillir les pois, repiquer les oignons, arracher les pommes de terre... Jean ne l'aidait jamais au jardin. Léopoldine le regrettait à peine : il avait tant à faire chez la clientèle. Non, elle ne se plaignait pas mais remarquait tout de même que les maris des voisines daignaient sarcler ou arroser les jeunes plants.
Le printemps 14 était arrivé tard. A la fin avril, tout était encore à faire. Léopoldine, à son habitude, n'avait rien demandé à Jean. Et pourtant, chaque soir il s'était volontiers mis à l'ouvrage, peu de temps, mais  suffisamment pour que la physionomie du jardin en soit transformée. Il avait eu l'idée de mêler fleurs et légumes, capucines et salades, soucis et carottes. Un dimanche de mai, il avait même planté des tuteurs en châtaignier près d'arbres fruitiers qui lui semblaient fragiles. Il avait pris l'initiative d'éclaircir sur les poiriers et de changer les fraisiers de place, disant à Léopoldine qu'ainsi, elle ferait plus commode.
Léopoldine était un peu surprise mais surtout ravie du changement d'attitude de son homme. Et puis, tout allait si bien… Les petites grandissaient, elles pourraient bientôt commencer l'école. L'argent rentrait régulièrement et Jean était un bon mari. Elle avait vraiment de la chance. Bien plus que sa soeur Noélie qui avait épousé un fainéant, méchant quand il avait bu, avare quand il avait quelques sous. Noélie demeurait à Savignac, près de la ferme de leurs parents qui l'aidaient à joindre les deux bouts. Elle rendait rarement visite à Léopoldine.  
Pourtant, le jour de la Saint-Ignace*, elle arriva à pied, seule. Elle était venue au chef-lieu avec le père de son homme qui devait y voir un rebouteux pour soigner ses vieilles douleurs. Elle avait fait seule le détour pour voir sa soeur et ses nièces. Léopoldine prépara le café, sortit des douceurs et après l'échange des nouvelles, proposa de montrer le jardin.
Noélie regarda tout, en femme qui s'y connaît. Il lui arriva de s'extasier sur la vigueur des plants de cassis ou le nombre des fleurs de courge. Quand elle eut fini son tour, elle déclara:
_"Ton jardin est beau, Léopoldine, trop beau, il devine malheur !"
Léopoldine** fit mine de ne pas entendre, ne répondit pas mais le soir, encore troublée, elle fit part à son mari de la remarque de Noélie. Jean la rassura : 
"Ce sont ces histoires de guerre avec les Prussiens qui lui auront monté à la tête, on en parle dans les bourgs. Des fous, ceux qui racontent ça ! il fait bien trop beau ! Va me chercher du raphia, je vais attacher tes tomates."

Josette Calandreau

* 31 juillet

 ** Je n'ai pas choisi ce prénom au hasard... Il évoque un grand malheur et Victor Hugo faisait partie de la culture des Poilus.

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